Textes critiques
Les curateur.trices
Hélène Doub
Reponsable du département Arts Visuels – Kulturlx
Aïda Schweitzer est une artiste française vivant au Luxembourg
à la pratique singulière, à la croisée des enjeux sociaux, sociétaux et éthiques de nos vies contemporaines. Autodidacte, sa pratique s’articule dans un champ pluridisciplinaire autour du dessin, des installations, et de la performance (et plus récemment renoue avec la vidéo), ces pratiques se répondant et se nourrissant l’une l’autre. Son travail nous pousse à regarder la société occidentale dans un miroir cru, reflétant ses mécanismes d’oppression, ses contraintes structurelles liées aux genres, aux classes sociales ou aux origines ethniques. Dans ses performances, Aïda Schweitzer utilise son propre corps comme révélateur, au sens photographique du terme, de nos carcans intellectuels, de nos préjugés et de nos peurs. Elle s’inscrit toujours en marge de la norme et de l’officialité, elle nous force à regarder où nous ne voulons pas poser nos yeux : sur des corps hors des canons publicitaires qui souffrent ou résistent, sur des comportements en dehors des conventions sociales, sur des êtres hors-circuit. Elle nous invite à considérer les conditions faites aux femmes dans la société, auxquelles s’ajoutent les difficultés liées au statut économique, social et à la couleur de peau. Elle le fait souvent avec subtilité, en détournant l’usage de certains objets ou comportements ordinaires, que nous oublions de remettre en question tant ils nous sont familiers.
Ses dessins et aquarelles donnent un autre visage à sa révolte. Elle réalise des formes organiques aux couleurs vives et séduisantes. Ces formes, telles des organismes vivant en symbiose, sont reliées par un cordon étroit qui dessine ainsi leur interdépendance, que l’on devine fragile. Ces cellules rappellent les plantes à rhizome qui forment de vastes réseaux souterrains afin de survire aux conditions climatiques difficiles et aux sols pauvres. Ces dessins sont une sorte de cartographie visuelle de la résilience. Aïda Schweitzer a su trouver au fil d’une carrière déjà longue des compagnons de route qui défendent une forme d’art qui entrecroise l’activisme et les recherches esthétiques. Aïda Schweitzer a su s’inscrire dans le monde de l’art contemporain par le biais de collaborations prestigieuses (Galerie Bertrand Grimont, Fondation Herczeg) et divers partenariats avec des commissaires d’expositions (Julie Crenn, Isabelle de Maison rouge, Kisito Assangni). Kultur | Lx Arts Council Luxembourg
Marianne Derrien
commissaire d’exposition indépendante, critique d’art française
Quand l’art et la vie sont intimement enchevêtrés, seule notre écoute au langage du corps, à sa fragilité, nous relie aux êtres vivants par-delà les frontières. Tout commence dans une autre vie, celle d’avant, avec un autre métier, celui de coiffeuse, jusqu’à cette vie d’aujourd’hui, celle d’artiste. Aïda Schweitzer n’abandonne jamais, préserve la force de son intuition, renforce sa joie et sa nécessité de créer sans relâche. À rebours des normes de figuration de la féminité alliant beauté, séduction, vigueur et jeunesse, ses œuvres donnent à voir des états du corps habituellement dissimulés voire censurés. L’artiste déconstruit les représentations normées imposées par la société qui tend à exclure les minorités. Telle une survivante, elle mène un combat, celui contre les dogmes, le patriarcat, les pouvoirs dominants et les savoirs admis. Son corps dans tous ses états, du plus trivial au plus sacré, lui permet de dessiner un espace en creux, où elle peut physiquement et conceptuellement se livrer à une remise en question de sa propre condition, invitant à réexaminer les cadres sociétaux, historiques, culturels et anthropologiques. Avec ce corps-sujet qui performe une quête de soi, elle exprime à quel point la violence est flagrante dans la représentation des femmes. Autant de gestes et de rituels dont la force émane d’un corps en mouvement.
Entre transmission et transgression, ses œuvres se dévoilent à la manière de fragments personnels qui nous parlent de ses origines multiples, de son adoption et des blessures de la vie qui lient intimement tant avec affection qu’avec violence l’Europe à l’Afrique. Aïda Schweitzer révèle notre relation à l’autre, à ce qui est caché à travers des liens qu’elle tisse lors de voyages. C’est par la mobilité́, le mouvement, le nomadisme qu’une reconstruction de soi semble possible afin de sortir des rapports d’aliénation et de domination. Plusieurs voyages en Afrique lui donnent l’occasion de renouer avec ses origines en apprenant sur place des savoir-faire. Récemment, elle entreprit pendant plusieurs semaines un voyage chez les Massaï, peuple de guerriers et d’éleveurs semi-nomades qui vit dans la steppe tanzanienne, en se faisant accepter petit à petit par la communauté et créant ainsi de futures œuvres au fil de leurs échanges.
Toutes ces traces de vie se retrouvent également dans ses dessins. On y déchiffre une langue quasiment ésotérique et mystérieuse provenant d’un dialogue que l’artiste semble avoir avec les mondes parallèles, ceux de l’invisible. Dans toute sa force agissante et profondément réparatrice, la performance ainsi que le dessin sont pour Aïda Schweitzer des outils de contestation et de prise de pouvoir lui permettant de s’affirmer en tant que sujet. Ses œuvres participent d’une résistance et d’une puissance d’agir féministes qui s’avèrent critiques de la construction de soi, des savoir-faire et des savoirs. C’est l’affirmation d’une vie, bien réelle.
Paul Ardenne
historien de l’art, commissaire d’exposition et écrivain français